Histoire de la langue normande : langue de prestige là, “patois” ici.
Peu de français, d’anglais et même de normands savent que la langue normande existe. Pourtant, le normand a longtemps dominé des deux côtés de la Manche.
Le normand est basé sur du "vieux-français", transformé par une population en partie d’origine scandinave. Langue officielle d’Angleterre pendant des siècles, langue longtemps vue comme un « patois » en France, le normand existe toujours.
L'histoire de la langue normande suit celle de la Normandie, de la France et de l'Angleterre. Il est aujourd’hui une des langues officielles de Jersey.
La Normandie signifie le pays des normands, des "Nord-Men", des hommes du Nord, des scandinaves. Pourtant, les normands parlent presque exclusivement français et même la langue normande est une langue latine, issue du "vieux-français", mais bien particulière. Que s’est-il passé?
La Normandie nait en 911, d’un traité entre le Roi de Francs, Charles III et Rollon, chef viking, scandinave.
Avant 911, les scandinaves s’introduisaient massivement dans le Royaume Franc. Leurs pays d’origine connaissaient à cette époque de multiples changements et, sans doute, une explosion démographique. De nombreux scandinaves, les vikings, tentèrent alors leur chance, par la mer, vers le Sud. Des norvégiens s’implantèrent surtout dans le Cotentin. Des danois principalement dans la vallée de la Seine. Avec la fâcheuse habitude de menacer Paris à plusieurs occasions.
Le traité de 911 est clair : Aux Normands, la Normandie. Mais à deux conditions : qu’ils deviennent chrétiens et qu’ils arrêtent les invasions vikings. L’histoire de Rollon, né au Danemark, duc de Normandie, montre que, tant bien que mal, ces deux conditions finirent par être respectées. Alors pourquoi, dans cette Normandie que les scandinaves contrôlaient et peuplaient largement, n’ont-ils pas continué à parler une langue nordique ? Pourquoi le normand n’est-il pas un dérivé des langues scandinaves ?
Ces vikings n’arrivaient pas dans une région vide. Des populations majoritairement d’origine gauloise-celte et franque-germanique s’étaient mélangées et y vivaient. Ces habitants parlaient une langue surtout issue de l’époque de l’Empire Romain, une langue dérivée du latin : le "vieux-français" du Nord.
Comment cette langue, le "vieux-français" a-t-il survécu, en grande partie, à l’invasion scandinave ?
On sait que les « normands » venus de Scandinavie, vainqueurs dans la région, étaient constitués d’une majorité d’hommes et d’une minorité de femmes. De nombreuses unions eurent lieu entre hommes scandinaves et femmes de langue « française ». Elles transmirent souvent le "vieux-français" aux enfants. La langue perdura probablement ainsi et elle finit par s’imposer pour une autre raison.
Les scandinaves en descendant vers le Sud avaient emmené avec eux, au passage, de nombreux irlandais et aussi des anglo-saxons des îles britanniques, qui étaient d’ailleurs plus ou moins volontaires pour les accompagner dans leurs conquêtes. La Normandie des années 1000 réunit donc des «français d’origine», plusieurs nations de scandinaves, des irlandais et des anglo-saxons. Une langue commune était nécessaire pour communiquer. Cette langue commune de la nouvelle Normandie était basée sur le "vieux-français".
Le "vieux-français" s’impose, ou se ré-impose, progressivement dans cette nouvelle Normandie au cours des années 900-1000. Mais, comme il est parlé par de nombreux scandinaves, il va prendre des prononciations particulières, des tournures originales. La plus connue de ces modifications est la prononciation des « ch » en « k «. "-Fourche-" devient "-Fouorke-".
Prononciations différentes, mais aussi ajouts de nouveaux mots, souvent d'origine scandinave, et même parfois syntaxe particulière : le "vieux-français" transformé par des habitants en grande partie venus du Nord de l’Europe devient la langue normande.
Le moment décisif dans l’histoire de la nouvelle langue normande est la conquête par les Normands de l’Angleterre en 1066.
Cette invasion est menée par Guillaume le Conquérant. Son histoire est intéressante pour suivre l’évolution de l’époque. Guillaume a tout à fait conscience d’être d’origine scandinave. D’ailleurs, ses parents, Robert et Arlette (Herleva), s’étaient unis suivant les moeurs nordiques, Arlette étant la « Frilla », la concubine de Robert, et non son épouse chrétienne. Et il est certain que dans des régions du littoral normand, les habitants parlaient encore des langues scandinaves.
Mais c’est bien avec la nouvelle « langue normande » que Guillaume mène ses troupes vers l’Angleterre. D’autant plus qu’il a réunit avec lui aussi des bretons et des flamands et que le besoin d’une langue unificatrice impose plus que jamais cette nouvelle branche du "vieux-français".
Guillaume gagne la bataille d’Hastings, devient roi d’Angleterre et la langue normande va s’implanter massivement en Angleterre. Avec l’arrivée de seulement quelques dizaines de milliers de personnes, c’est le paysage linguistique de la Grande Bretagne qui est changé.
Les heures glorieuses de la langue normande
On estime que, dans les années 1200, la langue normande est parlée par environ 20% de la population anglaise et qu’elle est comprise par 50% de cette population. La langue normande est alors très implantée au Sud de l’Angleterre, près de la Manche, mais moins dans le Nord du pays. La langue des nouveaux arrivants est devenue alors sans doute majoritaire parmi les commerçants anglais et elle est utilisée dans toutes les villes du pays. C’est surtout la seule langue de la royauté, de la noblesse et de l’administration anglaise. En revanche, le normand restait très peu parlé par les nombreux paysans d’origine anglo-saxonne, surtout à l’intérieur des terres.
Langue prestigieuse en Angleterre, langue commune dans la plus grande partie de la Normandie, langue largement ignorée dans le reste du Royaume Franc, le Normand va alors vivre ses grandes heures.
L’écrivaine Marie de France, écrit, probablement en Angleterre, les « Lais de Marie de France » qui célèbre la chevalerie et l’amour dans une langue qu’on appelle « l’anglo-normand » et qui n’est que le Normand parlé en Angleterre. Ainsi, c’est près de la Tamise que naissent des chefs d’oeuvre d'une langue que certains considèrent comme « française ».
La langue normande va ainsi vivre sa vie, pendant plusieurs siècles. Jusqu’à la rupture de 1488.
Dans les années 1100, Marie de France a été la première personne a écrire un livre, non en latin, mais en langue courante. Elle écrit en Anglo-Normand. Née en Normandie, elle a vécut en Angleterre
A cette date, le Parlement anglais, qui fonctionnait jusqu’alors en langue normande, adopte l’anglais comme langue de travail. Un changement total, qui est la conséquence de la Guerre de 100 ans.
Le tournant de la guerre de 100 ans.
On se rappelle souvent de la Guerre de 100 ans par l’épopée de Jeanne d’Arc, qui libéra la France.
Les sources profondes de la guerre se trouvent dans l’étrange situation de la Normandie, du Royaume de France et du Royaume d’Angleterre depuis la conquête normande. Les ducs de Normandie étaient théoriquement des vassaux des rois de France, mais ils étaient aussi rois d’Angleterre et “possédaient” souvent, outre la Normandie de larges parties de la France actuelle. Le “vassal” se retrouvait bien plus puissant que le “suzerain”.
L’indépendance de fait de la Normandie s’acheva en 1204, avec la victoire du roi de France qui repris le territoire, à l’exception des îles anglo-Normandes. Le royaume de France reconnut à la Normandie des droits particuliers par la “Charte aux Normands” de 1315. Mais la rivalité entre les Plantagenets, rois d’Angleterre d’origine française qui avaient la possession de plusieurs régions de France et les Capétiens, rois de France, devait déclencher la longue guerre qui “dura 100 ans”.
Cette guerre introduit en fait une grande transformation de l’Europe de l’Ouest. Avant elle, l’Europe s’organisait principalement par ce qu’on appellerait aujourd’hui des « régions. Avec cette guerre, vont commencer à se former des « nations ». Ainsi, pendant la guerre, la Bourgogne « française » était alliée du Roi d’Angleterre et l’Ecosse « britannique » était alliée du Roi de France. Mais, le sentiment national, qui permet de s’organiser à plus grande échelle et de former des pouvoirs puissants, s’épanouit à cette époque.
Ce nouveau sentiment national est donc marqué en France par le parcours hors du commun de Jeanne d’Arc. Et, en Angleterre, ce sentiment national naissant est marqué par le rejet de la langue normande, « langue des élites » et non du peuple. D’où le retour à l’anglais comme langue officielle.
Au fil des siècles suivants, des deux côtés de la Manche, les nations française et anglaise se consolident progressivement. La langue normande entame une longue période de déclin.
En Angleterre, l’anglais s’impose, mais 45% de son vocabulaire vient du français, par l’intermédiaire du normand. Et quelques formules normandes-françaises persistent dans le protocole politique anglais jusqu’à nos jours. Ce n’est que dans les îles anglo-normandes que la langue normande continue pendant des siècles à être largement parlée.
En France, le normand va longtemps rester la langue dominante de la région. Il va progressivement inventer de nombreuses variations, souvent simples et débonnaires, du français. Comme le « boujou », qui fait office de « bonjour », de « au revoir » et de « bisous » mélangés. Tout en gardant quelques mots d’origine scandinave, comme «le sound», qui désigne toujours aujourd’hui le bras de mer entre les deux principales îles de Chausey dans la Manche, tout comme le bras de mer entre le Danemark et la Suède.
En 1883, il y a moins de 150 ans, un historien, Charles Joret, s’intéresse à la façon de parler des normands. Etudiant le langage utilisé ville par ville, village par village, il s’aperçoit qu’une ligne linguistique coupe en deux la Normandie.
Au Nord, près du littoral, on prononce encore toujours surtout des « k ». Au sud, dans les terres, on prononce toujours surtout des « ch ». Et cette ligne linguistique est, surprenamment, à peu près la même que la limite du peuplement viking, 900 ans plus tôt. Une discrète influence scandinave, qui a perduré.
Tout cela n’a, en fait, guère d’importance à cette époque, la fin des années 1800, dans une France qui s’industrialise. Les langues des régions, les « patois » commencent à s’estomper. Le 19e et le 20e siècles sont l’heure de la grande unification culturelle française. Comme les autres nations d’Europe, la nation française s’unifie réellement linguistiquement à cette époque, ce qui facilite les échanges. Que l’on parle le normand du Nord ou le normand du Sud, tous les habitants deviennent progressivement bilingue normand-français, puis presque uniquement francophone au début du 20e siècle. Dans les îles anglo-normandes, c’est après la seconde guerre mondiale que l’anglais s’impose presque complètement.
La langue normande aujourd’hui
L’UNESCO classe aujourd’hui le normand dans la catégorie des langues « sérieusement en danger ». En danger et non éteint. Car il est encore parlé. Principalement dans le Cotentin (Manche) et dans le Pays de Caux (Seine Maritime). Et il s'agit de deux versions du normand qui sont loin d’être identiques. Le Normand est aussi toujours parlé dans les îles de Jersey et de Guernesey, qui ont, elles, connu un passage massif à l’anglais.
A Jersey, le normand s’appelle le « jersiais » ou « jérriais » et il se parle un peu différement que sur le continent. La langue y est parlée par un peu plus de 2.000 personnes et compris par environ 15.000 habitants. Depuis 2019, le jersiais est une des langues officielles de Jersey.
La langue normande a peut-être trouvé sur cette île un des lieux où elle va perdurer.